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Inno JP: «Rire de ce qu’on glisse d’habitude sous le tapis»

Article • Publié le Actualités

Il pourrait en faire un film (poignant) mais il a décidé de se raconter par le stand-up. Parce que l’humour dédramatise. Né à Kigali, adopté par un couple de femmes à La Hulpe en 84, reconnecté avec ses racines rwandaises malgré le génocide : Inno JP se raconte par le rire. Et cartonne.

Désolé, je suis nul en gestion du temps », s’excuse le trentenaire, en nous accueillant un peu chaotiquement dans son appart à Saint-Gilles, où il vient d’emménager. Disparaissant d’emblée pour finir de se préparer – il était pourtant tout à fait fringant dans son pull couleur de soleil –, il mettra un certain temps avant de réapparaître pour se prêter au jeu des photos et de l’interview. Impensable de lui en tenir rigueur. D’autant qu’il nous avait prévenus, en quelque sorte, par le biais de ses sketchs.

« Le Barack Obama du Gazon maudit »
Sur scène, quand il effleure son histoire d’enfant « illégitime », Inno JP résume tout cela par un vaste problème de ponctualité, qui semble traverser son existence : « La première fois que ma mère a dû constater ma présence moyennement attendue dans son corps, c’est en attendant ses règles : « Putain, merde, je crois que j’ai du retard. » Et puis, si j’existe, c’est parce que mon père s’est retiré de ma mère en retard : comment veux-tu que je sois à l’heure alors que je suis la conséquence biologique d’un manque de timing ? » Plus tard pourtant, le décalage va s’inverser : « J’ai été adopté par deux femmes extraordinaires, deux Belges, oui, un couple homosexuel, dans les années 80. C’est là que j’ai rattrapé mon retard parce que du coup, ça fait de moi un Noir très en avance sur son temps : le Barack Obama du Gazon maudit. Adopté par deux femmes de 50 ans passés : je suis le fruit de leur ménopause, c’est ça qui est exceptionnel ! »

À la manière d’un Guillermo Guiz, qui puise dans un récit familial compliqué pour en extraire un humour qui vient de recoins tabous de notre humanité, Inno JP creuse lui aussi un passé tortueux pour en faire le fil conducteur de son spectacle.

Son histoire commence à Kigali. Sa mère biologique, qui a déjà des enfants, est mariée à un militaire, chef du protocole dans le gouvernement rwandais de l’époque. « C’était celui qui goûtait les plats avant que le président, Juvénal Habyarimana, ne les mange pour vérifier qu’ils n’étaient pas empoisonnés », nous précise Inno JP. « Paranoïaque, Habyarimana était convaincu que son entourage complotait contre lui et il a fini par mettre le mari de ma mère en prison. » A sa libération, deux ans plus tard, ce dernier retrouve sa famille. Quelques mois plus loin, son épouse accouche d’un nouvel enfant. Sauf que le calendrier ne colle pas : soit cet enfant est un grand prématuré, soit il est le fruit d’une liaison extraconjugale, antérieure à la sortie de prison du mari.

Innocent Jean-Paul
Ce pourrait être un vaudeville si le destin chahuté d’un bébé n’en dépendait. La sentence du mari cocu ne tarde pas : « Je ne veux pas travailler pour un enfant qui n’est pas le mien. » La mère est alors contrainte de retourner chez ses parents, au village, pour leur confier son nourrisson. « Mon grand-père m’a accepté en disant que tous les enfants sont les enfants de Dieu, et que je n’avais rien fait de mal. C’est pour ça que mon prénom, c’est Innocent. » Son deuxième prénom, Jean-Paul, du nom du Pape catholique de l’époque, sera celui que ses parents adoptifs préféreront utiliser, d’où le stoemp dont il a fait son nom de scène depuis : Inno JP.

Innocent passe donc ses premiers mois dans les collines rwandaises, allaité par sa grand-mère. Mais le mari de sa mère biologique, qui s’est reconverti dans les affaires, est en contact avec un Flamand qui va bientôt faire à nouveau chavirer le sort. Ce dernier connaît un couple de femmes belges, Josée et Hélène, qui tentent d’adopter. Sauf que, dans les années 80, l’adoption, pour un couple homoparental, est loin d’être simple. C’est même illégal. Finalement, c’est en tant que mère célibataire que Josée croisera le chemin de JP et l’adoptera. « Ma mère biologique a dû signer une déclaration d’abandon et me voilà parti, à 14 mois, pour la Belgique. » Détail symbolique, c’est à l’hôtel des Mille Collines, alors propriété de la Sabena, que Josée, qui est alors hôtesse de l’air, logera avec son bébé fraîchement adopté. C’est là qu’elle « accouchera » de sa relation avec son enfant en 1984. C’est là aussi que, 10 ans plus tard, en 1994, la mère biologique d’Inno JP trouvera refuge alors que le génocide fait rage. Mais n’anticipons pas !

En 1984, Inno JP débarque à La Hulpe, où il va mener une enfance très « cocoon » avec deux mamans ultra-dispos car très vite à la retraite. « C’était la fête : maison payée, parents pensionnés et donc détendus, dîners sur dîners avec les amis, vacances sur vacances. » Pourtant, cet âge d’or masque une pression sous-jacente : « Je devais être exemplaire pour qu’on ne puisse pas dire que leur marginalité, en tout cas telle que perçue à l’époque, avait des conséquences sur moi. C’est pour ça qu’aujourd’hui je pense qu’il y aura vraiment égalité quand les familles homoparentales auront aussi droit à la médiocrité. Il y avait cette idée que je ne devais pas sortir des clous sinon les gens médiraient. Hélas, je suis souvent sorti des clous. À l’adolescence, j’ai découvert les joies de la fête et des produits qui l’accompagnent, surtout l’alcool que j’utilisais comme anxiolytique principal », confie celui qui a fait trois rhétos.

Retrouvailles
En sortant de l’école secondaire, le jeune homme décide de faire des recherches sur sa famille biologique. En 2004, il découvre que sa mère habite depuis 10 ans en Belgique, où elle a fui au moment du génocide. « Je ne le savais pas car elle avait signé des papiers s’engageant à ne jamais me contacter. » Hélas, il retrouve une mère malade, qui décédera trois mois plus tard. Il apprend aussi que son père biologique, architecte, est mort pendant le génocide. Mais en voyageant au Rwanda, il vit de joyeuses retrouvailles avec une grande partie de sa famille, notamment ce grand-père qui l’avait pris sous son aile. « Il y a eu tellement de morts au Rwanda que, quand quelqu’un revient, c’est la fête. Moi qui ai été élevé comme un enfant unique pendant 20 ans, voilà que je me retrouvais avec une smala, des demi-frères et sœurs mais aussi de la famille au Canada, en France, en Norvège. »

Les humoristes
Après cette année de retrouvailles, il retourne vivre à La Hulpe mais se morfond dans un quotidien morose. « Dans mon désir de normalité, j’ai étudié les romanes, puis la communication. J’ai même eu un travail très sérieux dans le monde de l’entreprise. Mais j’avais l’impression de passer à côté de mon désir de faire aboutir un projet créatif. » Entre-temps, Hélène décède et son autre maman, Josée, souffre d’un cancer des os. « J’étais à moitié serial noceur, à moitié aidant à domicile, pour Josée qui était de moins en moins indépendante. » Dans l’intervalle, un vieux pote de rhéto, Dave Parker, le convainc de faire une semaine de formation de stand-up au Kings of Comedy Club. « Je ne me voyais pas humoriste mais l’écriture me stimulait. Dan Gagnon, à l’époque, me dit qu’il faut partir de soi, ce à quoi je réponds que mon histoire et le fait de vivre chez ma mère à plus de 30 ans, n’a rien de drôle. Il me répond que si, au contraire, tout est drôle, il faut partir de ça ! »

Découvrant des humoristes comme Louis C.K., il réalise que l’humour peut être incroyablement libérateur. « Moi qui serrais les poings dans une tentative de normalité, soudain, je découvre un espace d’expression autour de ça. Soudain, on peut rire de ce qu’on glisse d’habitude sous le tapis. » Quand Josée décède, il se retrouve seul, hérite de ses biens et de cette question : que vais-je faire de ma vie ? Il tente alors le concours de l’Ecole nationale de l’humour de Montréal et se retrouve parmi les rares, une douzaine, admis. « Au Québec, l’humour est hyper valorisé, et considéré comme un vrai métier. Peut-être parce qu’un billet sur quatre est acheté pour un spectacle d’humour. À Montréal, j’ai voulu me prouver que je pouvais écrire des choses qui n’avaient rien à voir avec moi et pouvaient aussi être drôles » D’où, aujourd’hui, ses sketchs hilarants sur les chats, ou encore l’astrologie. Des thématiques qui croisent aussi des sujets plus autobiographiques, comme le contraste entre la couleur de sa peau et la couleur de sa culture, lui, le « bounty, noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur. » À découvrir dans son nouveau spectacle, le bien nommé True Story.

Catherine Makereel
Le Soir – 10/08/2021

>> Jeudi 25/08/22 à 20h30 –  TICKETS

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