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Kenan Görgün au «Soir»: «Il est illusoire de croire qu’on va avoir enfin la paix»

Article • Publié le Actualités

Entretien – Responsable des « Livres du Soir »
Par Jean-Claude Vantroyen
Publié le 2/01/2020

Dans ce thriller acéré comme une lame qu’est « Le second disciple », le Belge Kenan Görgün assène avec force et efficacité sa vision de cette crise d’identité qui mène au terrorisme.

Attention, ce roman rugit comme une kalashnikov qui mitraille toutes nos certitudes. C’est une bombe qui explose à la figure du lecteur. Cela s’appelle Le second disciple, l’auteur se nomme Kenan Görgün et c’est sans doute le plus formidable des romans de la fin de l’année 2019. Il parle de terrorisme. Il s’interroge sur sa fabrication. Il suit Abu Brahim, le seul responsable arrêté et emprisonné d’un attentat sanglant commis sur la Grand-Place de Bruxelles, et Xavier Abu Kassem, ex-soldat belge, condamné pour violences, converti et radicalisé en prison et qui a le plan d’un nouvel attentat d’un tout nouveau style.

Cela se passe à Bruxelles. Abu Kassem vient plutôt des blocs du centre de la ville. Abu Brahim, c’est Molenbeek. Molem, comme on dit autour de la rue de Ribaucourt. Il y a passé son enfance et son adolescence. Des quartiers qu’on connaît mal. Des gens qu’on connaît mal. Kenan Görgün les connaît, lui. Il les décrit avec un réalisme cru mais aussi avec un romantisme hugolien, voire un certain lyrisme. Sous sa plume, Bruxelles devient une hydre dont les flancs mordorés cachent des entrailles sombres.

Abu Brahim est perdu. Sa foi vacille. Pour vivre, il se concentre sur sa vengeance : comme il fut le seul arrêté après l’attentat de la Grand-Place, il a dû être trahi par les membres de sa cellule. Abu Kassem, lui, ne se pose plus de question. Il n’est plus qu’une machine à commettre un attentat qui fera date. Un cyborg islamiste qui se scarifie pour ne pas céder à des pensées parasites. Un homme qui vit à rebours, en comptant les jours qui lui restent avant le cataclysme qu’il va lui-même enclencher.

Vous vouliez analyser la fabrication du terrorisme ?

Comme dit un personnage, le terrorisme, c’est l’effet et non la cause. Ce qui m’intéressait, c’était d’essayer de comprendre la crise d’identité que traverse toute une génération, tout un pays, toute l’Europe. A chaque attentat, on parle de nos valeurs et je me questionne sur ces valeurs qu’on est censé défendre. Suffit-il de les proclamer chaque fois qu’un drame nous frappe ? Une sorte de solidarité un peu artificielle se crée après les attentats et puis, en fin de compte, pas grand-chose ne change. L’étrangeté de la chose, c’est que la plupart des terroristes ont grandi dans ces valeurs-là. Nos valeurs sont attaquées ? Oui, mais ce sont nos propres fils qui les attaquent. Je suis las de l’absence de vraies formes de compréhension du phénomène. On n’arrête pas de parler de ce qui est si peu compris, mais on en parle mal, à côté, loin. Peut-être seuls les artistes peuvent-ils aller plus loin que les experts, les politologues, les sociologues, les anthropologues.

N’y a-t-il pas quand même un élément religieux dans le phénomène ?

Evidemment, mais le religieux est en fait le carburant de cette crise d’identité. La question n’est pas : quel est le problème avec l’islam, ou plutôt avec l’islamisme ? C’est : comment l’islamisme vient à point nommé pour servir de gasoil à la crise d’identité ? En se concentrant sur l’islamisme, on a tendance à oublier le reste. Une chose m’a frappé : si on gratte un peu le vernis des appartenances, la couleur et la forme des actes de cette génération, on obtient une sorte de glaise commune entre les jeunes qui choisissent le djihadisme, ceux qui choisissent l’écologie, ceux qui choisissent la politique de manière alternative, ceux qui marchent pour un avenir meilleur. En réalité, à la base, il y a un même malaise. Chez les uns, ça prend des formes acceptables ; chez d’autres, ça donne le terrorisme. Le jeune qui se fait exploser et Greta Thunberg ont peut-être plus en commun qu’on veut bien l’admettre.

Les deux personnages que vous mettez en scène sont loin d’être des clichés.

Je voulais apporter un point de vue inédit sur toutes ces questions qui occupent tellement les esprits pour si peu d’effets. Ma démarche est justifiée par le fait de dire ce qui n’est pas dit, et de le dire différemment, clairement d’aller à contre-courant. Je ne joue pas à l’analyste, au politologue, je suis romancier et ma matière première, c’est l’humain. Mon seul effort, c’est une totale sincérité dans la création des personnages. Une fois que je les ai mis en action, je les suis avec fidélité sans les juger. Ce qui sépare Abu Brahim et Abu Kassem, c’est la mort des civils. Abu Kassem y est opposé. Il dit : le hasard n’existe pas chez Dieu et le Prophète n’a jamais frappé au hasard. Si on le laisse faire, il met en danger les pratiques du djihadisme. Lui qui est Belge et converti, qui est « le fils de deux mères », se dit qu’il est le seul à pouvoir faire exploser le discours convenu et hypocrite du djihadisme

Le troisième mouvement est celui de la Fraternité aryenne. Qui agit, elle aussi. C’est elle, le trèfle avec les 6 de la couverture.

Ce trèfle apparaît sur certains murs choisis de la ville et reste là comme une ombre, une menace tout au long du roman. On ne peut nier l’éventualité d’une riposte au terrorisme islamique. Les mythologies pré-européennes infusent encore dans l’imaginaire et ce sont des mythologies guerrières. En termes de violence, l’Occident s’est réduit sans doute à une forme d’humanisme, de terre d’accueil, mais ils en ont foutu des pâtées auparavant. S’il devait vraiment y avoir un grand affrontement entre l’Occident et le monde musulman, il va y avoir des dégâts parce que des Européens se souviennent du temps où ils étaient des guerriers. J’ai voulu le rappeler pour que ce choc des civilisations ne survienne pas.

Bruxelles est un des personnages du roman. Un personnage sombre, dur.

Cette ville, je l’aime fondamentalement, c’est pour ça que je m’en suis emparé comme d’un personnage de roman. Mais c’est le Bruxelles dans lequel mes personnages vivent et je voulais parler de ce Bruxelles-là, un Bruxelles un peu dur. Il y a encore un Bruxelles à raconter, dont il faut s’emparer avec une expression artistique. Une sorte de Brussels Confidential. Si seulement, il n’y avait pas eu LA Confidential, j’aurais sans doute pris ce titre pour ma fresque bruxelloise qui va se prolonger sur deux autres tomes.

Ce Bruxelles fait un peu peur. Des cellules terroristes y travaillent toujours.

Comment peut-on imaginer que c’est fini ? Le califat de l’EI s’est plus ou moins disloqué, oui, mais ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle : la dislocation entraîne une recréation de plein de petites structures plus volatiles, plus dispersées. Imaginer que c’est fini parce qu’Abdeslam est en prison et que Baghdadi est mort, c’est débile.

Vous nous ramenez à une réalité qu’on ne veut pas voir.

Chaque fois qu’il y a des attentats et des commémorations, je dis : arrêtez, jetez vos fleurs et vos discours fraternels à deux balles, parce que ce ne sont que des pansements, des placebos. Parce que la première chose qu’on veut après un attentat, c’est oublier l’attentat. Qu’est-ce qui change vraiment dans la vie des gens ? Rien, soyons honnêtes, personne ne change rien à sa façon de vivre. Comme le monde ne va pas vers plus de justice et d’équilibre, c’est illusoire de croire qu’on va avoir enfin la paix. Je n’ai pas besoin de me raconter des histoires et qu’on m’en raconte. Je suis écrivain, je me sens obligé de balayer la table et de dire : si on parlait sérieusement, au lieu de se faire du bien à court terme ?

Entretien – Responsable des « Livres du Soir »
Par Jean-Claude Vantroyen
Publié le 2/01/2020

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