CELUI QUI DISAIT "JE T’AIME" AVEC DES PIERRES
Inspiré de la vie du facteur Cheval, inconsolable depuis la mort de sa fille à l’âge de 15 ans, Nadine Monfils signe le roman Le rêve d’un fou (Éd. du Fleuve – 2019) adapté aujourd’hui pour le théâtre par Alain Leempoel. Incarné par le comédien belge Elliot Jenicot, il se découvre à Wolubilis le 14 septembre 2023 à 20h30.
L’histoire du facteur Cheval, c’est l’histoire d’un artiste hors cadre qui a passé plus de 30 ans de sa vie à bâtir seul, de ses mains, son palais idéal fait de pierres collectées, sculptées par l’érosion, dans le petit village de Hauterives en Auvergne, dans le sud de la France.
Chacun sur cette terre a sa part de bonheur et de malheur et Ferdinand Cheval ne sera pas épargné : le destin lui enlevant femme et enfant. Alors, lorsqu’il se baladait, il s’évadait dans ses rêves jusqu’au jour où, lors d’une de ses tournées quotidiennes de 30 km pour distribuer le courrier, il trébuche sur une pierre à la forme particulière. Son idée était née. Inspiré par Le Magasin pittoresque (sorte de petite encyclopédie populaire de 8 pages qui s’attachait à ressusciter le passé et illustrée de dessins à la main consacrés à l’architecture, l’histoire et les religions), il voyageait de pages en pages. Il débarquait sur une image qui devenait son île sauvage. De là, Ferdinand s’invente une vie d’architecte voire d’artiste même s’il se considérait plus comme un artisan. Figure majeure de l’art naïf, le facteur Cheval consacre 33 ans de sa vie, soit 10.000 jours ou 93.000 heures, à construire son palais idéal encore visité aujourd’hui par de nombreux touristes.
Un seul en mots mais un deux en corps
« Espérance, patience, persévérance. J’ai tout bravé : le temps, la critique et les années. J’ai voulu vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie, il y a aussi des hommes de génie et d’énergie. Le travail fait ma gloire et l’honneur mon seul bonheur. » Au micro des radios de la RTBF, le comédien Elliot Jenicot cite ce passage du roman de Nadine Monfils. Inspiré de la vie de Ferdinand Cheval, né en 1836 et mort le 19 août 1924 à l’âge de 88 ans, la part de fiction est amenée par la rencontre entre Ferdinand et Joseph, un peintre rencontré lors d’une de ses tournées. Les deux hommes se lient d’amitié et partagent la même douleur, celle d’avoir perdu une fille.
Adapté à la scène par Alain Leempoel pour le Festival Off d’Avignon 2022, Le facteur Cheval ou le rêve d’un fou n’est pas vraiment un seul en scène. Si Elliot Jenicot incarne magistralement l’homme qui se dévoile au fur et à mesure de l’histoire, le plasticien belge Philippe Doutrelepont l’accompagne sur scène dans le rôle de Joseph, représentant l’âme créatrice du facteur. Par cette fiction inspirée du réel, Nadine Monfils a voulu raconter la souffrance d’un homme, seul, après avoir perdu un être cher, qui se construit un palais où il y met tout son amour. Tout ce qu’il n’a pas pu dire avec les mots, il le dit à travers les pierres. Tel un hymne à l’Amour, il est la preuve qu’on peut réaliser ses rêves même les plus insensés.
Fou pour les uns, génie pour les autres mais surtout fou de chagrin, il aura pourtant la force de bâtir cet édifice inouï, né d’un songe. Sur plusieurs de ces pierres, on peut y lire des citations : « Où le songe devient réalité », « Ce rocher dira un jour bien des choses », « La vie sans but est une chimère », ou encore des inscriptions en arabe, souvenir du passage d’un visiteur égyptien vers 1910, que le facteur Cheval recopie « D’aucuns prétendent que la douceur est dans l’amour, alors que l’amour est plus amer que la patience. »
La folle aventure d’Elliot Jenicot
C’est un peu par accident qu’Elliot Jenicot est embarqué dans cette aventure car c’est au pied levé qu’il rencontre le facteur Cheval. Un mois avant le début des représentations à Avignon, le comédien initial doit être remplacé et le metteur en scène Alain Leempoel fait appel à Elliot. Celui-ci découvre le texte seulement quelques semaines avant la première. Une chose est sûre, à la fin de sa lecture, le comédien est convaincu : il sera le facteur Cheval !
Ce qui l’a séduit, c’est l’histoire incroyable de cet homme simple qui a cru en sa passion et dans lequel il s’est un peu retrouvé. Tout comme Ferdinand Cheval envoûté par son envie de construction, le comédien aspire lui aussi à construire son palais idéal et met des années à bâtir son œuvre et sa carrière. Le personnage du facteur Cheval lui est apparu instinctivement. Dès la première répétition, la voix rocailleuse est une évidence, peut-être à cause des cailloux et des pierres. Le comédien explique avoir été également influencé par les souvenirs de son grand-père, un ouvrier qui travaillait sans relâche et qui avait trop souvent mal au dos. Cela fait écho chez lui aux déplacements de Ferdinand, à sa brouette remplie de cailloux accumulés sur le chemin pour les ramener dans son jardin, 30 km, 10 km… Solitaire et peu avenant, les voisins le prenaient pour un fou.
Le parcours artistique d’Elliot Jenicot n’a rien de linéaire. Durant sa formation d’éducateur social, il découvre l’art clownesque. Il se fait connaître dans les années 80 avec le duo de music hall Les Frères Taquins (avec Olivier Taquin). Début des années 90, son one-man show Comedy on tour, sous le pseudonyme d’Elliot le fait gagner en notoriété. C’est avec son spectacle Je me sens très Glad qu’il sera repéré par Muriel Mayette-Holtz, administratrice générale de la Comédie-Française. Le comédien belge y devient alors pensionnaire durant 9 ans (2011 à 2019). Sa carrière n’a cessé de prendre des virages à 360° ce qui le surprend encore. Comme il aime à le dire « la vie n’est pas finie, mon palais idéal n’est pas encore terminé ! »
– Marie-Gaëlle Van Snick